Dans une interview à la revue Regards, le coordinateur du Parti de gauche et soutien de Jean-Luc Mélenchon, Éric Coquerel estime que tout reste à jouer dans cette campagne présidentielle, et que celle-ci pourrait connaître un tournant avec la marche du 18 mars.
Regards. L’ex communiste Patrick Braouezec a annoncé mardi qu’il voterait pour Emmanuel Macron. Cela vous surprend ?
Éric Coquerel. Je pense que c’est le symptôme d’un phénomène inédit : une décomposition/recomposition du paysage politique en pleine campagne et de façon accélérée. Dans une telle situation, certains positionnements politiques agissent en révélateur. Soit d’une évolution déjà largement en cours, par exemple le probable ralliement des « Hollandais » à Macron, soit d’une profonde désorientation. Pour rester lucide devant un tel basculement, aidé par le bourrage de crâne de la médiacratie, il vaut mieux un solide fil à plomb. Je suppose que Patrick Braouzec, aux États-Unis, aurait appelé à voter Clinton plutôt que Sanders par souci d’un vote utile contre Trump. On connaît la suite. Macron est la poursuite en pire des quinquennats de Hollande et Sarkozy. Il propose d’étendre la précarité, d’en finir avec la fonction publique d’État, de mettre fin aux régimes spéciaux de la retraite ce qui veut dire l’aligner par le bas, de réduire de 60 milliards les dépenses publiques – dont 11 milliards aux collectivités territoriales, d’aggraver la loi Travail, de moins taxer le capital, etc. Il veut ubériser la société. Croire que voter pour Macron serait moindre mal qu’un vote de droite révèle la décomposition du champ politique.
Est-ce que cela veut dire qu’on ne gagne plus ni à droite, ni à gauche, mais au centre ?
Cela fait très longtemps qu’il y a une tentation de redéfinir le champ politique avec l’émergence d’un grand parti centriste. Pas centriste à la française : centriste à l’américaine, c’est-à-dire de type Parti démocrate. Sur le plan économique, on reste un pilier fidèle des politiques néolibérales et du libre échange. Et on cherche surtout à se distinguer de la droite conservatrice sur le plan sociétal. Dans le cas de Macron ce sont plutôt des sorties marketing et attrape-tout.
« Le candidat des Républicains n’a aucune chance d’accéder au second tour, tout le monde le sait. Cela avantage Macron – le candidat du système et du Medef. »
C’est le projet qui se dessine autour du candidat En Marche ?
Oui, et c’est pourquoi on peut s’attendre à un appel de François Hollande à rallier Emmanuel Macron au prétexte du danger FN. Ajoutez le ralliement de François Bayrou, et il y a possiblement l’émergence d’une force « démocrate » dans notre pays. Il y a aussi, en raison du jusqu’au-boutisme de François Fillon – qui peut faire exploser complètement Les Républicains – une recomposition en direct de la droite. La manière dont Fillon a gagné la primaire, par un positionnement très à droite, et maintenant la façon dont il se défend favorisent la radicalisation de son électorat et donc sa migration vers Le Pen au second tour. C’est une très lourde responsabilité qui peut permettre à Marine Le Pen, comme Trump aux États-Unis, de faire un rapt sur la droite sans changer d’un iota son programme d’extrême droite, notamment sur sa ligne xénophobe et raciste. Ce serait paradoxal que l’échec des primaires donne malgré tout naissance à une sorte de néo bipartisme à l’américaine. Mais j’espère qu’à partir du moment où l’on va pouvoir enfin débattre du fond, cela va ouvrir les yeux de certains et réveiller les consciences.
Justement, est-ce que maintenant que le choix de François Fillon semble stabilisé, la campagne va pouvoir repartir ?
Tout a été fait pour que Fillon reste en place. Le traitement médiatique du Trocadéro est à ce titre très révélateur. Dire que cette manifestation a été un succès, en relayant les images habiles et trompeuses des organisateurs sans quasi aucune approche critique, relève de la manipulation. En réalité, tout le monde a cherché a recrédibiliser Fillon. Le candidat des Républicains n’a aucune chance d’accéder au second tour, tout le monde le sait. Tout cela avantage Macron – le candidat du système et du Medef. C’est un climat malsain.
À travers le paysage que vous décrivez, il semblerait qu’il y ait dans cette présidentielle des projets et des visions de sociétés très distinctes qui s’affrontent…
Il y a clairement trois projets. Il y a la règle brune de Marine Le Pen avec sa vision racialiste de la société incarnée par sa volonté de constitutionnaliser la préférence nationale et l’instauration du droit du sang. Il y a la règle d’or d’Emmanuel Macron avec la poursuite des politiques de compétitivité et d’austérité – tout ce qui a été fait depuis dix ans. Et puis il y a la règle verte de Jean-Luc Mélenchon qui remet l’intérêt général et le bien commun au centre de la politique. Nous avons deux mois pour imposer nos thèmes et propositions dans l’espace public. Il faut une confrontation, programmes contre programme.
« Une candidature commune avec Hamon – je dis Hamon car il n’envisageait rien d’autre que sa candidature – n’était pas en capacité de mobiliser notre électorat. »
Benoît Hamon est sur le point de faire marche arrière sur le revenu universel d’existence. Les renoncements, la non capacité des socialistes à tenir leurs engagements, c’est aussi ce que vous reprochez à la famille socialiste ?
Benoît Hamon est certes un candidat socialiste imprévu par rapport aux cinq ans qui viennent de s’écouler, mais il est quand même le candidat du Parti socialiste. Je pense que cela le conduit toujours à rester au milieu au milieu du gué. Sa campagne va être sous cette aune-là : parfois des audaces et puis des recentrages sous l’effet de la pression du PS. En voulant rester le candidat du PS – et cela s’incarne dans les investitures inchangées de la quasi-totalité des responsables des lois du quinquennat, ou dans son équipe de campagne qui est une synthèse socialiste à elle toute seule –, il va être obligé de naviguer entre ces écueils. Le pire pour lui est que cela n’empêchera pas les départs de son camp vers Macron. Nous n’avons pas envie de rentrer en concurrence avec lui. Les choses auraient pu être différentes : ce serait de la langue de bois de dire que le programme de Benoît Hamon est celui des cinq ans passés, et je veux croire en sa sincérité et celles de ses proches. Il n’empêche qu’à partir du moment où il ne se dégage pas de ce carcan, sa position reste intenable.
Gérard Filoche, Marie-Pierre Vieu, des militants associatifs, politiques, et bien d’autres encore n’abandonnent pas l’idée d’une candidature unique. Que leur répondez-vous ?
Je leur réponds que j’ai entendu Benoît Hamon et ses déclarations. Je sais qu’il y a plein de gens sincères qui l’aimeraient possible et je les respecte, mais à deux mois du terme de la présidentielle, avec le paysage politique actuel et la désagrégation du camp socialiste – qui est quand même responsable des cinq années passées –, penser qu’on pourrait additionner le résultat que les sondages attribuent aux deux candidats est une illusion d’optique. Une candidature commune avec Hamon – je dis Hamon car il n’envisageait rien d’autre que sa candidature – n’était pas en capacité de mobiliser notre électorat et plus largement la moitié des Français qui sont indécis. Prenons un seul exemple : François Hollande vient de dessiner son plan A pour l’UE : une UE « différenciée », dans laquelle la défense fait office de surcroît d’intégration et ne remet en rien en cause la domination de la finance et de l’ordolibéralisme allemand. Que dit M. Hamon de cette vision ? Je crains qu’il ne s’en approche. Pensez-vous qu’il pourrait représenter du coup les millions de français qui n’en peuvent plus de cette Europe-là sans pour autant céder à la xénophobie lepéniste ? Bien sûr que non. Or c’est la clef d’une victoire possible d’un choix alternatif. Je pense que nous sommes mieux placés pour le faire.
« Le 18 mars marquera le lancement du dernier mois de campagne. Après la « drôle de campagne », il y aura une campagne éclair. »
Regards s’est associé à Libération et Mediapart pour lancer un appel à débat public entre Hamon et Mélenchon afin de clarifier leurs positions respectives et d’éclairer les électeurs – notamment de gauche. Qu’est-ce qui empêche ce débat d’avoir lieu ?
Jean-Luc Mélenchon en avait accepté le principe, mais à partir du moment où Benoît Hamon a expliqué sur TF1 que pour des raisons politiques, sa candidature – et implicitement aussi celle de Jean-Luc Mélenchon – était légitime et nécessaire, il a clos le débat. C’est d’ailleurs compréhensible. À quoi servirait de donner à voir ce qui serait vécu et interprétée comme le combat interne d’une gauche minorisée dans le pays ? Il est par ailleurs assez logique de dire que les débats qui doivent se tenir maintenant sont ceux qui vont avoir lieu entre l’ensemble des candidats de l’élection présidentielle. Ces débats permettront d’éclairer les électeurs et ainsi de faire la différence. C’est au suffrage universel de trancher, à tous les électeurs et électrices.
Quelle direction, quelle dynamique la campagne de Jean-Luc Mélenchon va-t-elle prendre aujourd’hui ?
Nous aspirons clairement à être au second tour. Le 18 mars prochain sera une date décisive. L’objectif, c’est une vraie mobilisation citoyenne de masse. Quantitativement nous avons de bons indices. Plusieurs dizaines de milliers de personnes sont attendues et vont converger de Bastille à République. C’est à la fois une marche en réaction à tout ce que l’on voit en ce moment – et notamment la décrépitude de la Ve République, les affaires Fillon, Le Pen, les marches de la droite conservatrice et réactionnaire, etc. – et une marche positive pour montrer qu’il y a un autre choix politique possibles pour le pays, une issue pacifiste. Le 18 mars marquera le lancement du dernier mois de campagne. Après la « drôle de campagne », il y aura une campagne éclair. À nous de la transformer en débat citoyen sur les programmes, comme nous avons su le faire en 2005 lors du référendum sur le TCE. Et là, nous pouvons gagner.
Où vous en êtes des discussions avec le PCF à propos des législatives. Un accord est-il sur le point d’aboutir ?
Nous ne comprenons pas tout, donc nous essayons d’obtenir des éclaircissements. Le PCF a expliqué à la France insoumise qu’il ne voulait pas d’accord national, et Pierre Laurent l’a d’ailleurs confirmé par écrit dans une lettre. Dans le même temps, le PCF souhaite que face à leurs candidats sortants et dans quelques autres circonscriptions qu’il estime gagnable pour lui, il n’y ait pas de concurrence de la France insoumise. La France Insoumise s’est dite favorable à examiner ces quelques situations, sans déroger à sa méthode citoyenne, pour faire en sorte que les autres forces ne tirent pas bénéfice d’une concurrence entre soutiens de Jean-Luc Mélenchon. Mais dans ce cas, il faut évidemment que ce soit équitable. Manifestement, la discussion est pour le moment gelée du côté du PCF. La balle est dans le camp du PCF.