Le 19 novembre, Narendra Modi, le Premier ministre indien, a annoncé l’intention de son gouvernement d’abroger les trois projets de loi sur l’agriculture, destinés à « réparer » le secteur agricole en difficulté du pays. Ce recul de Modi qui a fait passer des politiques très néfastes tout en prônant un discours hyper-nationaliste basé sur l’ultra-droite Hindutva, balayant toutes les critiques – souvent par la force brute –est une grande victoire du peuple indien uni dans la lutte. L’attitude et la ténacité dont ont fait preuve des centaines de milliers d’agriculteurs, leurs familles et leurs partisans ont remis en question le cours autoritaire de ce régime grâce au mouvement de masse dynamique et aux raclées électorales infligées au Bharatiya Janata Party (BJP).
Les trois projets de loi agricoles du gouvernement du BJP introduits par voie d’ordonnances puis adoptés lors de la session de mousson du Parlement en 2020, sont : la loi sur la promotion et la facilitation du commerce des produits paysans permet aux paysans de vendre leurs produits en dehors des mandis (marchés) du Comité du marché des produits agricoles (APMC) sans payer de taxes. La loi sur l’accord de la garantie des prix et les services agricoles permet aux paysans de vendre leurs futurs produits à des entreprises agroalimentaires à un prix prédéterminé, et la loi sur les produits essentiels allège le contrôle du centre sur la production et la vente des produits agricoles.
Modi a voulu faire croire que ces projets de loi constituent un moment décisif pour l’agriculture indienne, car ils libèrent les paysans de l’influence des intermédiaires. Mais les organisations paysannes considèrent que le contenu des projets de loi est une menace pour les petits paysans et les paysans marginaux, les laissant à la merci de quelques acteurs privés qui s’organiseront en cartels.
Le projet de loi sur les mandis permettra en effet à ces acteurs privés de fixer les prix. L’agriculture contractuelle, où un accord peut être conclu entre le paysan et l’acheteur avant les semailles, en vertu duquel le paysan s’engage à vendre sa production à l’acheteur à un prix prédéterminé, rend les ménages participants vulnérables à l’endettement et à la perte d’autonomie sur les décisions relatives à la terre et aux moyens de subsistance. Cela s’explique également par le fait que l’agriculture contractuelle en Inde implique de nombreuses malversations à l’encontre des paysans, notamment des accords contractuels unilatéraux (en faveur de l’agence contractante), des retards de paiement, des rejets indus fondés sur la qualité et des tricheries pures et simples, sans compter la mauvaise application des dispositions relatives à l’agriculture contractuelle par le gouvernement de l’État. Enfin la loi sur les produits essentiels est une autre loi qui est considérée comme profitant aux grandes entreprises. Elle prétend supprimer les limites de stockage arbitraires et périodiques sur les produits agricoles de base que le gouvernement imposait aux commerçants. Au lieu de déclencheurs arbitraires, la nouvelle loi introduit des déclencheurs de prix qui ne seront utilisés que dans des « circonstances exceptionnelles ».
Rappelons qu’un ménage agricole moyen en Inde a une dette équivalente à 60 % de son revenu annuel et que 50,2 % des ménages agricoles indiens sont endettés. La manifestation la plus douloureuse en a été la hausse du taux de suicides des agriculteurs à travers le pays (28 par jour en 2019). Plus de 85 % des agriculteurs indiens exploitent moins de deux hectares de terre, ce qui signifie qu’il serait extrêmement difficile de s’engager et de concurrencer les grandes entreprises. Alors que l’agriculture emploie près de la moitié de la main-d’œuvre indienne, elle ne contribue que pour 10 % au PIB du pays. La baisse de la productivité et des prix des récoltes pour les agriculteurs indiens rend l’agriculture non rentable dans la plupart des régions du pays, ce qui maintient les agriculteurs dans une situation de pauvreté perpétuelle. Malgré de nombreuses améliorations technologiques (irrigation, semences, engrais, mécanisation, etc.), l’agriculture indienne n’est pas en mesure de soutenir le grand nombre de personnes qui en dépendent.
Ces lois ont entraîné une série d’événements : la démission d’un ministre de l’union du cabinet en septembre 2020, des suicides de paysans et des protestations à l’échelle nationale par diverses organisations paysannes depuis novembre. Les plus grands rassemblements de protestation ont lieu autour de Delhi. Au cours des mois qui ont suivi le début de leur protestation, les paysans, qui viennent principalement des États indiens du Punjab et de l’Haryana, mais aussi de l’Uttar Pradesh, du Rajasthan et du Gujarat, ont campé autour de la ville, prêts à y rester pendant des mois jusqu’à ce que leurs revendications soient satisfaites.
Le gouvernement BJP a tenté d’écraser le mouvement des agriculteurs à chaque étape, l’exemple le plus odieux étant la façon dont les agriculteurs agitateurs ont été fauchés à Lakhimpur Kheri, dans l’Uttar Pradesh. Près de 700 agriculteurs sont morts en protestant. Des centaines d’entre eux ont été arrêtés en vertu de lois sévères. Depuis sa création, le mouvement des agriculteurs a évolué de manière dynamique. Le mouvement a débuté dans l’État du Pendjab, dans le nord du pays, mais s’est rapidement étendu à l’échelle nationale. Les groupes et associations d’agriculteurs de tout le pays ont mis de côté leurs différences et ont travaillé ensemble pour s’attaquer au gouvernement coercitif. Petit à petit, divers leaders de différentes régions du pays se sont donné la main pour créer un front uni, en mettant de côté les multiples contradictions de castes et de communautés dans le processus.
Ces derniers mois, l’agitation des agriculteurs s’est transformée en un mouvement politique s’opposant aux tactiques de polarisation communautaire du BJP. Elle a contribué à la résolution des tensions dans l’ouest de l’Uttar Pradesh entre Jats et Musulmans. Le mouvement est devenu une plateforme permettant à de nombreuses communautés de se rassembler. La jonction dans la lutte s’est fait entre les paysans marginaux, petits paysans et moyenne paysannerie d’autant que c’est la moyenne paysannerie qui a mis ses moyens logistiques et financiers à disposition pour structurer le mouvement, lui permettre de traverser le sous-continent indien de part en part pour se centraliser à Delhi, pour rester plusieurs semaines à chaque fois. Cette solidarité a permis d’assurer la permanence et la victoire du mouvement.
La hausse vertigineuse des prix, les révélations sur le contrat Rafale et l’utilisation de Pegasus avaient déjà mis le BJP sur la défensive. La montée de l’autoritarisme de droite ces dernières années a remis en question la crédibilité démocratique de l’Inde. L’Inde a chuté dans toutes les mesures de la démocratie, y compris dans le classement de la liberté de la presse, où elle occupe désormais la 142e place sur 180 pays, quatre places derrière le Soudan du Sud et trois places derrière le Myanmar. Selon l’indice de liberté humaine, l’Inde se classe 111e sur 162 pays, quatre places seulement devant la Russie. Le mouvement des agriculteurs a comblé bon nombre de ces déficits démocratiques.
L’abrogation des trois lois agricoles litigieuses est un développement bienvenu. Le gouvernement Modi s’est engagé à mettre en œuvre les recommandations du rapport d’un comité nommé par le gouvernement qui a été soumis en 2006, mais qui a été délibérément ignoré par les gouvernements successifs. Il a également parlé de doubler les revenus agricoles d’ici à 2022. Néanmoins, le Samyukta Kisan Morcha (Forum commun des agriculteurs) est vigilant et a juré de poursuivre la lutte tant que le prix de soutien minimum (MSP) ne sera pas un droit légal pour les agriculteurs.
Le Parti de Gauche salue la victoire du mouvement des agriculteurs indiens sur un gouvernement autoritaire si ce n’est fasciste. C’est la victoire de tout un peuple rassemblé qui a su dépasser ses divisions de caste et de religion. Cette grève générale, la plus importante de l’histoire avec 250 millions de grévistes, est une importante leçon d’auto-organisation pour les mouvements sociaux de par le monde.
Gloire aux agriculteurs indiens qui ont écrit l’un des chapitres les plus éclairants de l’histoire de la lutte des classes !