La mort de Mahsa-Jina Amini, jeune Kurde de 22 ans, arrêtée le 16 septembre pour une mèche de cheveux sortie de son foulard, dans l’enceinte d’un commissariat dépendant de la police des mœurs, a déclenché en Iran une révolte sans précédent dans un pays en pleine crise sociale, économique mais aussi écologique. Une crise morale tous azimuts touche ce régime, la rupture entre la population et le régime est totale.
Ce mouvement de révolte des femmes s’est développé depuis le retour de Khomeiny au cours d’autres mouvements sociaux où les femmes ont réussi à s’insérer progressivement. Citons le Mouvement vert de 2009 où dans le cortège des manifestations les jeunes femmes et leurs mères ont été fort nombreuses, puis la « Campagne pour un million de signatures » a été lancée par des femmes de la génération des jeunes, assistées par celle des activistes de la génération des mères. Par la suite, dans les mouvements sporadiques et éclatés de 2016-2018 contre la vie chère et la corruption du pouvoir théocratique, les femmes ont joué un rôle significatif pour dénoncer une vie quotidienne sous l’emprise de la pénurie, voire de la pauvreté. Mais le rôle du voile était marginal dans ces mouvements parce que les femmes, actrices à part entière, se concentraient sur l’inégalité juridique et politique et sur l’appauvrissement graduel des classes moyennes qui rejoignaient progressivement les pauvres.
Depuis fin 2017, on assiste à une nouvelle forme d’expression politique et sociale chez les femmes, à savoir l’acte public d’ôter le foulard par celles qui « osent » le faire dans la rue, au vu et au su de tout le monde, bravant la répression et dénonçant frontalement le régime théocratique en place. Le mouvement de septembre 2022 va plus loin en manifestant dans la rue et en affrontant les forces répressives du régime et placer au centre de la protestation collective le rejet du voile imposé. Le mouvement a débuté peu après l’annonce de la mort de Mahsa Amini, à l’université de Téhéran et à celle de l’université des femmes, Al-Zahra, les femmes ont commencé à manifester et à entonner le slogan qui est devenu le point d’orgue des manifestations et le seul lien qui les relie (pas de leader, pas d’organisation). La réaction immédiate et l’explosion des manifestations sont sans précédent dans l’histoire récente de la République Islamique d’Iran. L’extension sociale et géographique des mobilisations a été fulgurante. Tous les syndicats et associations (clandestins) non reconnus par le pouvoir ont ouvertement soutenu le mouvement. Face à cela, la répression a fait à ce jour plus de 150 victimes, des centaines de blessés et des milliers d’arrestations dans tout le pays. Les slogans initiaux dirigés à l’encontre de la police des mœurs, se sont très rapidement enrichis de formules scandées en masse telles que : « Mort au dictateur », « À bas la République Islamique », « Ni Chah, ni Guide Suprême », « Femme, Vie, Liberté », ou encore « Pain, Travail, Liberté ».
Car les conditions de vie des Iraniens sont de plus en plus difficiles ; dues, en premier lieu, à des politiques néolibérales effrénées, menées par tous les gouvernements iraniens depuis la fin de la guerre Iran-Irak en 1988, et aggravées par les sanctions américaines. Chômage de masse, inflation galopante et pauvreté touchent très durement non seulement les couches populaires, mais aussi les classes moyennes de la population. 50 % de la population iranienne vit sous le seuil de pauvreté. L’année passée, 4 122 actions revendicatives des ouvriers et autres salariés ont été recensées à travers le pays et sous différentes formes, allant des grèves et sit-in à l’occupation d’usines à des manifestations de rue. À cette crise sociale et économique s’ajoute une crise écologique, la pollution de l’air, des tempêtes de sable jamais connues dans l’histoire du pays, une sécheresse et une crise aigüe de l’eau, cette dernière en grande partie provoquée par des politiques agricoles insensées et la construction de multiples barrages ne prenant jamais en compte les considérations écologiques.
Mais il est essentiel de revenir sur le caractère éminemment féministe de cette révolte générale. Une nouvelle subjectivité féminine apparaît en Iran depuis la fin du 20e siècle, notamment avec la généralisation de l’éducation des femmes sous le régime islamique, leur accueil dans les universités iraniennes où une bonne moitié des étudiants sont des étudiantes. Une grande partie de la vie culturelle iranienne est produite par des femmes mais elles sont exclues de la vie politique, et aussi de la participation à la vie économique. Tout ce qui constitue la dignité de la femme dans sa vie quotidienne est systématiquement bafoué par une jurisprudence islamique non-modernisée marquée de cette inégalité synonyme d’une intolérable infériorité, insupportable au regard d’une subjectivité aussi bien éduquée et cultivée que celle des hommes : les droits de la famille (primauté du droit de l’homme pour le divorce, en dépit des changements marginaux les dernières années à ce sujet), la garde de l’enfant (confiée prioritairement à l’homme en cas de divorce), le droit de voyager (l’autorisation du mari est nécessaire), l’héritage (la femme reçoit la moitié de l’homme).
Le voile islamique revêt ici un sens qui outrepasse largement sa signification vestimentaire : il exprime la permanence d’une coercition qui ne tient pas compte de la nouvelle subjectivité féminine où la dignité de la citoyenne rejoint celle du citoyen. Une grande partie des hommes partagent le sentiment de quasi-égalité avec les femmes dans leur vie quotidienne, que ce soit au sein de la famille ou dans les relations sociales de proximité. C’est la raison pour laquelle la dichotomie que l’on perçoit dans le monde occidental entre les activistes féministes et les hommes ne se retrouve pas avec la même acuité en Iran. De la même façon sont ici relativisées les accusations de la mouvance post-colonialiste contre « l’obsession » des féministes universalistes dénonçant le voile comme symbole d’oppression des femmes. Les féministes universalistes se sont vues accusées à tort de stigmatiser les musulmans et d’être les suppôts d’une entreprise colonialiste et raciste. Les Iraniennes en arrachant les vêtements que les islamistes leur imposent, montrent que leur combat est sans frontières et donc universel/univers-elles.
En réponse à un sentiment d’iniquité, partagé certes de manière différentielle, qui renvoie à l’illégitimité fondamentale de l’État islamique qui maltraite la société civile par la répression et l’absence de dialogue, on assiste dans le mouvement qui secoue actuellement l’Iran à une alliance étroite entre hommes et femmes. Le caractère schizophrénique et profondément injuste de la vie quotidienne (on doit constamment mimer une islamité qui n’est pas réelle), la volonté de vivre dans une société plus sécularisée, où chacun déciderait de sa foi et de sa vie à l’abri de l’intrusion du Sacré imposé d’en haut, sont ainsi la toile de fond du nouveau mouvement des femmes en 2022, dont une partie importante se veut sans voile.
Le Parti de Gauche salue cette révolution féministe où pour la première fois la femme, par une inversion caractéristique, englobe aussi l’homme comme acteur social et entraine dans son mouvement l’ensemble de la société. Dans un avenir pas très lointain, on risquera de retrouver dans d’autres sociétés du Moyen-Orient, exposées à la répression aveugle, le même type de scénario avec des militants d’avant-garde qui seront dorénavant des militantes. Elles comprennent aussi que la condition du succès du mouvement sur le long terme est la coopération des hommes, elles revendiquent une liberté individuelle et un régime pluraliste auxquels tiennent aussi ces derniers.