Le 14 mars 2025

Depuis quelques semaines, on semble assister à un bouleversement géopolitique majeur. Les Etats-Unis adoptent une orientation isolationniste et menacent de revenir sur leurs engagements dans le traité (OTAN) qui fonde l’ordre géopolitique européen depuis 80 ans. Le 11 Mars, le président Macron réunit les chefs d’état-major de plusieurs pays européens. La veille, le président Letton somme les pays européens de décréter la conscription. Les sondages affirment que les jeunes français sont prêts à mourir pour… pour quoi au fait ? Le discours sur l’inéluctabilité d’un réarmement immédiat et massif de l’Europe fait consensus. Tout cela évoque des souvenirs vagues mais terrifiants des mois précédant les deux guerres mondiales. En même temps, on a l’impression persistante d’une mauvaise mise en scène, et que les enjeux véritables, au moins pour les pays européens, ne relèvent pas du militaire.

Cette contradiction se résout facilement si l’on regarde la réalité et non les discours. Oui, une guerre est en cours d’escalade : celle des Etats-Unis contre l’Union Européenne. Elle n’est pas une aberration du président Trump, mais cristallise, avec les formes brutalement ouvertes qui lui sont propre, la continuité de la politique Etats-Unienne.

Avec le plan «ReArm Europe», la commission européenne a capitulé sans conditions. Mais les premiers craquements dans l’union sacrée se font entendre. Les combats à venir, contre l’extrême droite comme pour la défense des biens communs, donneront l’occasion de confronter et de défaire ces projets désastreux.

Donc, qui est en guerre contre qui ?

La lecture paresseuse : les Etats-Unis contre la Chine.

Les commentateurs géopolitiques plus ou moins experts glosent sur des variations du « moment Thucydide ». Pour résumer en une phrase des heures de doctes conférences et des volumes d’analyses, les Etats-Unis anticipent à court-moyen terme à un affrontement avec la Chine, et s’y prépareraient en recherchant l’alliance de la Russie. Donc, les Etats-Unis contre la Chine. Perspective certes, mais qui ne rend pas compte de tous les éléments du tableau, et en particulier de ceux qui concernent directement l’Europe.

La lecture dominante : L’Europe en guerre contre la Russie.

L’ambiance en France, depuis les plateaux télévisés (Manuel Bompard cloué au pilori) jusqu’aux interventions du président Macron, est d’un bellicisme exacerbé qui n’admet ni doute ni objection. Au niveau de l’Union européenne, on entend les déclarations de Kaja Kallas (la haute représentante pour les Affaires étrangères et la Politique de sécurité ) sur la nécessité d’une défaite de la Russie, ainsi que son souhait antérieurement à sa prise de fonction de voir la Russie exploser, répétant la fragmentation de l’URSS. Un tel discours, impensable il y a quelques années, et inacceptable dans le cadre des relations internationales, témoigne de la volonté des institutions européennes de jouer à la guerre.  Jeu de rôle, où le président Macron endosse la posture militaro-stratégique traditionnelle de la France.

Jeu dangereux, cela va sans dire, mais jeu quand même, pour deux raisons au moins.

D’une part l’Europe n’est pas une entité géopolitique cohérente. Les menaces d’expulser la Hongrie des prises de décision décrivent un point extrême du spectre des désaccords, mais la cacophonie va beaucoup plus loin : la Pologne réclame l’accès au bouton nucléaire ; la France et Allemagne s’opposent sur les procédures d’achat, pour des raisons qui sont chacune bien fondées sur leurs réalités nationales, mais incompatibles.

D’autre part, et c’est quand même essentiel, sauf dans un contexte de guerre froide au bénéfice des Etats-Unis, l’Europe n’a strictement aucune raison de chercher l’affrontement avec la Russie. L’épouvantail de l’ours russe déferlant sur l’Europe (au moins de l’Est) est peu sérieux. Il est se fonde sur l’invasion bien réelle de l’Ukraine, mais en occultant ses causes, dont les politiques d’extension sans limite de l’Otan, au mépris des engagements non écrits mais solennels, et plus généralement le refus de rechercher des arrangements de sécurité mutuellement acceptables.

Aucune de ces deux descriptions ne rend donc suffisamment compte de tous les éléments du puzzle. Il faut revenir aux fondamentaux.

Les Etats-Unis à l’assaut de l’Europe

La continuité

La chorégraphie des menaces avancées, retirées, réitérées, sur les droits de douane n’est pas sans conséquences. Elle s’inscrit cependant dans une tradition avec laquelle seule la volonté de communication exacerbée de Trump permet de poser comme en rupture. En fait, les Etats-Unis ont engagé depuis longtemps une guerre économique classique, mais vigoureuse, contre l’Europe : de l’interdiction et du sabotage final de Nord Stream II à l’inflation Reduction Act de Biden, en passant par le blocage trans-partisan de l’OMC, les droits de douane apparaissent comme une continuité politique.

Cependant les actes géopolitiques du président Trump ont posé une rupture majeure. Avec à la fois l’exigence initiale d’une contribution à hauteur de 5% du PIB des pays de l’OTAN, et le quasi abandon du sort de l’Europe à ses propres forces, c’est l’imposition d’un fardeau budgétaire qui entraîne à moyen terme leur ruine. Il y a un précédent terrible, l’Initiative de Défense Stratégique du président Reagan, dans les années 80. Elle avait avant tout pour but d’imposer à l’URSS d’alors une course aux armements que ce pays n’avait pas les moyens économiques de soutenir, et qui a abouti à son effondrement.

L’impérialisme, stade suprême du capitalisme

Les Etats-Unis seraient ainsi gagnants sur deux tableaux : par une moindre contribution à l’OTAN, dégager des ressources pour leurs initiatives militaires avancées (Golden Dome) ; et mettre l’Europe à genoux. Il reste une question : pourquoi ? Autant ruiner l’URSS pouvait s’expliquer, au moins superficiellement, par une pure rivalité géopolitique de puissance, autant la vassalisation déjà avancée de l’Europe ne justifie pas une agression aussi violente.

Il n’y a évidemment pas d’explication univoque, mais une dimension essentielle est celle d’une très classique volonté d’impérialisme économique. Les Etats-Unis sont dans la situation paradoxale d’une domination financière écrasante – 2/3 de la capitalisation boursière mondiale[1] – et d’un déficit commercial important avec l’Europe.  Ce déficit est centré sur les biens matériels (157Md d’euros), alors que le secteur des services (en grande partie numériques) est lui excédentaire[2].  A la fragilité de la domination financière, à la merci d’un crash possible du secteur de la tech massivement surévalué, s’ajoute la perte de contrôle de fait sur l’économie mondiale, dont témoigne l’échec des sanctions : une autre mondialisation est en marche, dans laquelle le monde non occidental s’est réorganisé avec une rapidité sans exemple pour les contourner[3].

Les Etats-Unis veulent dégager les marges budgétaires nécessaires à relancer l’économie d’armement. Sa part traditionnelle, bien sûr, mais aussi et peut-être surtout en soutenant le secteur dominant, et très menacé, de la tech, avec l’initiative Stargate ($500Md, 100000 emplois annoncés), fortement liée au projet Golden Dome – probablement aussi irréaliste que la défunte initiative de défense stratégique (« guerre des étoiles ») mais ombrelle commode pour une relance massive. L’improbable proximité d’Elon Musk avec le président Trump s’explique alors naturellement.

Non à l’économie d’armement, non à la guerre

L’Union Européenne, atlantiste jusqu’au bout, a immédiatement baisé la main qui l’a giflée et choisi de suivre la consigne. C’est le plan «ReArm Europe» présenté par la présidente de la Commission Européenne au sommet européen du 4 mars.

« L’heure est au réarmement. Et l’Europe est prête à renforcer massivement ses dépenses en matière de défense. À la fois pour répondre, à court terme, à l’urgence de soutenir l’Ukraine, mais aussi pour satisfaire, à long terme, à la nécessité d’assumer une responsabilité beaucoup plus importante dans la défense de sa propre sécurité. »

Le plan «ReArm Europe» vise à « utiliser tous les leviers financiers à notre disposition pour aider les États membres à augmenter rapidement et significativement leurs dépenses en matière de capacités de défense. ». Les premiers éléments de ce plan sont les suivants. D’abord la « clause dérogatoire nationale du pacte de stabilité et de croissance (…) pour une marge de manœuvre budgétaire de près de 650 milliards d’euros sur quatre ans ». Ensuite « un nouvel instrument (…) 150 milliards d’euros de prêts aux États membres pour des investissements dans le domaine la défense (…) Le plan permettra aux États membres de mutualiser la demande et de procéder à des achats communs. » On trouvera une analyse détaillée de ce plan et de ses impasses dans les notes de blog de Jean-Luc Mélenchon.

Au total, 800Md d’euros, qui pèseraient en très grande majorité sur les Etats membres. Et dont une bonne part irait à l’industrie d’armement des Etats-Unis, couvrant au passage une partie significative du déficit commercial de biens.

Certes, l’avenir de ce plan n’est pas acquis. Une semaine après son annonce, de sérieuses fissures apparaissent : conflit entre la France et l’Allemagne sur le fléchage prioritaire vers l’industrie européenne ; refus net (11 mars) du parlement des Pays-Bas de s’engager dans la voie de la dette ; profonds désaccords en Allemagne où même les hyper-atlantistes Grünen dénoncent le scandale d’un assouplissement des règles budgétaires à visée purement militaire…

En France, une partie de la gauche, traditionnelle ou nouvelle, s’aligne lamentablement sur l’objectif du réarmement. La feuille de vigne d’une soi-disant exigence de justice fiscale ne peut tromper personne sur la cohérence d’une démarche de soutien de fait au gouvernement.

Lorsque le président du COR déclare que la hausse des dépense militaires « rendra dérisoires le débat sur la retraite à 64 ans »[4], tout est dit. Malgré les déclarations vides du président Macron, il s’agit bien d’accélérer les attaques contre les conditions de vie du peuple. Au-delà, « Rearm Europe » dévoile crûment la réalité du capitalisme impérialiste. Pour les enjeux cruciaux pour l’humanité, bifurcation écologique ou bien-être des peuples, il n’y a pas d’argent magique, mais les vannes sont ouvertes pour soutenir le système quand il chancelle.

Le tintamarre politico-médiatique qui martèle l’obligation d’arbitrer contre les retraites et  » les acquis sociaux » en faveur de la défense n’a qu’un but : préparer psychologiquement et idéologiquement le terrain à des attaques antisociales. Dans une période difficile d’hystérie guerrière, face à l’escalade de l’économie de guerre et aux risques d’une spirale guerrière aux conséquences imprévisibles, le seul combat qui vaille et qui parle est celui du monde réel, pour les biens communs et le non-alignement.

Cécile Germain

Membre du secrétariat exécutif

Parti de Gauche

 

 

[1] https://www.ft.com/content/80d0ca38-7b15-4432-891d-d9b1d5b080ca

[2] https://www.vie-publique.fr/questions-reponses/297408-droits-de-douane-entre-lue-et-les-etats-unis-en-sept-questions

[3] https://www.monde-diplomatique.fr/2025/03/PERRAGIN/68092

[4] https://www.lefigaro.fr/social/retraites-la-hausse-des-depenses-militaires-rendra-derisoires-les-debats-sur-les-64-ans-juge-le-president-du-cor-20250310